Le Figaro:
La France est-elle prête à se lancer dans les statistiques ethniques ?, par Cécilia Gabizon
Les statistiques ethniques sont jusqu'à présent interdites, au nom d'une histoire douloureuse et d'un principe républicain qui fait de chaque Français un citoyen dont la couleur, l'origine et la religion ne doivent pas être fichées.
Mais le principe est peu à peu battu en brèche, au nom de la lutte contre les discriminations. Alors que les enfants d'immigrés maghrébins et africains affichent des taux de chômage deux fois supérieurs aux autres, des voix s'élèvent à droite comme à gauche pour connaître leur situation précisément.
Nicolas Sarkozy avait lancé le débat en 2003, en prônant la discrimination positive, avant de nommer « un préfet musulman ». Depuis, il a revu son discours pour ne pas heurter les Français qui restent rétifs aux quotas et préfère prôner « le droit de savoir, de dresser un constat sans tabou ». La gauche a, elle aussi, évolué. Une partie du PS est maintenant convaincue qu'en ignorant les origines, on ne fait que cautionner les discriminations. « Le verrou moral de la gauche contre le fichage ethnique a sauté », regrette Jérôme Guedj, qui fait partie des « archéo-républicains » au PS, où il soutient Laurent Fabius. Le programme du PS retient finalement des mesures en faveur de la diversité mais sans dire lesquelles.
Car le comptage ethnique pourrait se retourner contre ceux qu'il était censé servir. Les renseignements généraux ont réalisé en janvier 2005 une étude sur les meneurs dans les quartiers. Ils ont notamment mis au jour leur origine, s'appuyant sur la consonance des noms de 436 meneurs venus de 24 quartiers sensibles qui ont été présentés à la justice.
Parmi eux, « 87 % ont la nationalité française ; 67 % sont d'origine maghrébine et 17 % d'origine africaine. Les Français d'origine non immigrée représentent 9 % des meneurs », selon les RG.En août, SOS-Racisme a porté plainte contre ce classement jugé « illégal », accusant Nicolas Sarkozy de vouloir « ethniciser » la délinquance. Pour l'instant présentées comme un instrument de connaissance, il est évident que ces statistiques ne resteront pas lettres mortes et serviront de base à des politiques publiques, qu'elles soient de répression ou de compensation. A l'UMP, certains conseillers concèdent qu'il « faudra en passer par les quotas (d'enfants d'immigrés dans les entreprises et la politique) pour débloquer la situation ». Tandis qu'au PS, des proches de Martine Aubry avaient proposé de confier les marchés publics à des entreprises justifiant une proportion d'enfants d'immigrés à l'image de leur bassin d'emploi. Une mesure directement importée des États-Unis.
Après avoir longtemps décrié le communautarisme et la discrimination positive à l'américaine, la France est tentée de s'en inspirer... au moment même où les États-Unis la remettent en cause. Certes, l'affirmative action a bien permis « la création d'une classe moyenne noire », explique Laurent Blivet, auteur d'une note pour l'institut Montaigne (1). « Mais plus que les quotas, ce sont les grands procès pour discrimination qui ont forcé les entreprises à revoir leur recrutement. » Enfin, dès que les mesures spécifiques ont disparu, dans les États où elles étaient contestées, le mécanisme s'est grippé, sans créer d'effet d'entraînement. La ségrégation des Noirs reste très élevée, après des années de lente amélioration, elle repart même à la hausse. La Grande-Bretagne, qui connaît un multiculturalisme dynamique, voit aussi les limites de sa politique en faveur des minorités. Outre le terrorisme, le président de la Racial Commission for Equity, Trevor Philipps, a montré que la mixité régressait, que Blancs comme Noirs (ou Indiens) se connaissaient chaque jour moins tandis que la ghettoïsation s'accentuait. Enfin, le taux de chômage des enfants d'immigrés du sous-continent indien reste beaucoup plus élevé que la moyenne nationale.
Entre les archi-républicains qui masquent les problèmes français et les partisans du modèle anglo-saxon qui refusent de voir ses faiblesses, une autre voie semble pourtant possible. Dominique de Villepin a chargé l'Observatoire statistique de l'immigration et de l'intégration (OSII) de construire un nouvel outil de mesure de l'intégration. Sa présidente, Jacqueline Costa-Lascoux, propose de prendre en compte le lieu de naissance et la nationalité des parents, pour mesurer la mobilité sociale de la deuxième génération. Depuis 2002, l'Insee peut récolter ces données géographiques. « C'est le seul critère solide. Les catégories ethnoraciales (blanc, noirs, asiatique, arabe) n'ont aucun fondement dans une société qui vit le métissage », assure Jacqueline Costa-Lascoux. Aux États-Unis, déjà 6 % de la population coche plusieurs cases pour définir ses origines. En France, les enfants de couple mixte sont pour l'instant classés comme « fils d'immigrés », alors que diverses études montrent qu'ils alignent leur comportement sur la majorité (2) et subissent moins la discrimination. L'Observatoire propose de créer une catégorie « mixte ». Quant à la méthode géographique, elle présente deux avantages : elle n'oblige pas les individus à choisir entre arabe et français par exemple. Elle constate un parcours de migration, sans figer les individus dans des identités ethniques. Ces statistiques ne distinguent que la deuxième génération, celle qui doit être visée par les politiques publiques. Ensuite, chacun appartient au creuset français.